Blas Gimeno



Lettres du Nil 1984-1985

Après avoir mouillé la plume, le chat pousse des petits cris d’oiseau.
Dans un rai de lumière, une fine poussière danse, accomplissant un rêve d’éternité.
Dans la pénombre, un lit défait, les plis des draps retiennent le souvenir des souffles chauds.
Échappée de l’obscurité, d’un pli, la poussière blanche, métallique, s’agite au moindre courant d’air.
Chaque particule danse insignifiante, dans sa matérialité lumineuse.

Au milieu de la fenêtre du salon, le ciel, plus bas, le jardin, puis la route.
Chaud, gris, l’automne, l’après-midi, du vent aussi.
Dans le jardin des points mobiles au vent, du rouge, du jaune, balancent sur des tiges fragiles en bouquet.
Le paysage glisse, le vent, sans doute combiné à la chaleur.
Des palmes s’entrecaressent, un désir monte du tronc et libère dans ce mouvement des chuintements amoureux d’oiseaux...

Le vent a déposé la poussière, la poussière qui recouvre tout ici. Chacun respire difficilement, comme les feuilles des plantes du jardin, proche de l’appartement que nous occupons. Pourtant la végétation pousse extraordinairement. La terre est noire et fine comme du marc de café turc. Dès qu’elle est mouillée, ses blessures solaires autour de chaque plan se referment. Le soleil incline sa face sur le sol de la terrasse, dernières lueurs glorieuses, puis disparaît devant l’impatience de la nuit. Maïs grillé, jasmin, pastèque ouverte, béante, humide. Du lac souterrain de la terre, dans l’échancrure du jour s’est glissée cette nuit paresseuse et moite. L’espace de la nuit est prêt à s’ouvrir. Les phares d’une voiture laisse deviner la route qui serpente le long du rivage. La voiture file, la caméra se rapproche, c’est une décapotable, une musique se mêle au ressac. Des traces de pas sur le sable humide que la mer n’a pas effacées. La lune miroite, danse sur la crête des vagues. Le phare assez proche découpe régulièrement une tranche de cette épaisse nuit.
Une nuit orientale, et nous étions sur la terrasse guettant le moindre souffle.

Le Nil verse des larmes solaires, voilé de soie tissée d’or fin. Aujourd’hui une douce torpeur l’emprisonne depuis que le barrage fut construit. Avant, il y avait des levants des couchants sur les jardins. Le Nil impétueux s’ouvrait d’avantage sur le désert comme une pluie généreuse sur les terres. La plante des pieds des fellahs marquait le sol meuble. Dans la cité, l’air est volatil, sec et poussiéreux, chargé de gaz et d’essences diverses.

J’ai commencé une série de dessins sur le thème de la tauromachie. J’imagine l’intensité de la lumière s’ajoutant à la cruauté du combat, le mouvement circulaire, torsion, cambrure, la parade des couleurs, la masse noire et sourde du taureau. L’air poisseux d’odeurs tout près du drame. J’ai travaillé sur le couple toréador-taureau, je cherchais à rendre ces mouvements difficiles, réglés, ces pas d’esquive, cette exigeante beauté plastique devant la mort possible, la cérémonie, la couleur de la muleta, l’habit de lumière maculé. Ce mouvement comme un signe-arabesque de l’homme qui enveloppe la masse noire. Voluptueuse et tragique, cette vie qui croise la mort si près, si près. Il est devant un miroir, éblouissant. Il y a tant de soleil, il veut prendre sa place, sa force. Il ne bouge pas, c’est le desplanto, le ciel est clair. Il est traversé c’est intense et délicieux, le sang coule plus vite.

Ensuite j’ai fait des dessins de jardins, fasciné par ce végétal qui se déploie comme une jouissance de la terre. Restituer cette ligne, l’offrir sur un espace abstrait. Une amie de M. V. a lavé les feuilles des deux bananiers et les oreilles d’éléphants puis a huilé certaines feuilles. C’est d’une nudité resplendissante au soleil ce matin. Dans le silence, la caresse invisible de l’air, une aventure amoureuse, la connivence de l’air et des éléments naturels un beau jour. Puis le ciel s’est ouvert avec ivresse, pour libérer cette euphorie solaire.
La violence sensuelle des formes, la réponse des parfums. Un crieur dans la rue lance une phrase mélodique « Roba vecchia », la répète inlassablement à qui veut l’entendre, cheminant. Les oiseaux lui répondent. Il passe, c’est calme.
C’est calme, au bord de la vie matérielle. Un vent léger adoucit l’air sur la terrasse. On sent moins la poussière, la nuit, elle va retrouver l’obscurité qui sommeille dans la matière.

Beaucoup d’ouvertures dans cet appartement où nous logeons momentanément sur ce bout d’île à Rhoda. De là nous parvient le bourdonnement de la cité. Un noir de chauve-souris est descendu sur la capitale. Une lune est toujours là pour le fleuve à sa surface, elle émet un sourire, un son clair argenté qui ricoche sur l’eau.

Maadi en plein après-midi dans la chaleur et le bruit. Ces fleurs de bougainvillier au comble de leur maturité érotique. Ce délire de la couleur, à brûler les yeux. Elles sont tombées ces jours-ci recouvrant le sol gris.

Cette nuit dans le jardin, crapauds et grillons au bout du crayon. Un souffle d’air est descendu sur les fleurs, les roses, le jasmin.

Ce matin le soleil mord le temps à la poursuite de l’ombre qu’il découpe sur la terrasse. Quelque chose a changé dan le décor, les fleurs, Elle nes sont ni belles ni laides, calmes et presque sans vie. Le fleuve entrevu, offert, miroite derrière la grille de volutes en fer forgé.

Les odeurs d’égouts et de crottin empestent l’air de cette nuit chaude de Ramadan. Plus loin, à quelques pas, l’exhalaison d’épices à l’étal d’une échoppe se mêle à l’odeur d’une lessive au balcon. De ce quartier populaire, sourd un désordre attrayant et l’éclairage multicolore d’une guirlande, au-dessus d’un tas de détritus, rend ses rejets possibles dans la fête. Au bord du parapet qui longe le Nil tout près, des enfants crient, juchés sur des balançoires en forme de barque, qui font des tours complets, ralentissant faiblement au zénith, pour retomber lourdement en faisant crisser des bras d’acier qui retiennent les nacelles bariolées.

Volant à la nuit sa pénombre, une puissante lumière blanche emplit l’espace. Un espace croissant, se déploie quelque part derrière l’horizon, chassant les dernières brumes matinales. Sur la terrasse, les fleurs fragiles du jasmin embaument. Deux frangipaniers offrent leurs floraisons délicates en bouquets. Au bout d’une tige, chaque fleur s’ouvre en cinq pétales comme des élytres blancs. Une barque de pêcheurs glisse mollement dans l’accablement du soleil sur les eaux confiantes du Nil. On a ouvert les vannes du haut barrage, le Nil transporte des îlots de végétation arrachés aux berges. L’ondée silencieuse. Le large sillage des bateaux- bus, des péniches, la même chose chaque jour, le même frémissement du fleuve, plus calme le soir à chaque caresse de brise. Les variations de la lumière et puis la nuit, l’assoupissement, cette felouque à contre-courant qui passe en silence, remontant vers le passé sur une mosaïque de lumières multicolores.

Faisant face à la terrasse, dans la rue qui longe le bord du Nil : le Rond. On l’appelle ‘le rond’parce que la rue, comme le parapet qui la borde au-dessus du fleuve, amorce un cercle large, petit belvédère au-dessus des eaux. Le parapet du rond a été en partie détruit par un bateau venu se ravitailler ici, laissant une tâche noire de mazout sur le sol. Plusieurs ronds rythment cette promenade, ces avancées sur le fleuve, captent chaque soir des gens pour des rencontres secrêtes, derniers lieu de rendez-vous sur l’île de Rôda. Il s’entrouvre à la nuit pour les amoureux, la police, les prostituées et les pêcheurs à la ligne.

Haut, très haut au-dessus des toits, au-dessus de cette frange irrégulière que découpent les bâtiments, là ou s’amasse la pollution. Loin dans le blanc de ce ciel bleu, les jambes nues d’une fille sous sa jupe. La jupe couleur des flamboyants en cette saison chaude. Comme une rose renversée, épanouie, offerte. De ses cuisses arc-boutées, de ses seins, de ses flancs s’écoule un désir au-dessus de l’eau.

La nuit s’est étirée. La petite barque légère remonte le courant, un vent frais la porte sous le ciel. Elle passe précieuse, devant une langue de terre arrachée à la berge. Cette petite île est comme une fontaine verdoyante au milieu du fleuve.

Le bimoteur à hélices avale péniblement les passagers. Il quitte enfin la piste et survole la vallée, cette mince bande de terre fertile le long du Nil, fécondée par la liqueur de fleurs mâles. Brutalement, de part et d’autre de cette coulée de vie mince et fragile, le désert. Dans le grand silence, il vit un sommeil apparent.

La maison de fouille des archéologues à Dendéra est proche du temple ptolémaïque. Il est environné d’un jardin où poussent palmiers, citroniers, goyaviers, vignes grimpantes. Les ombres sur le sol comme un clin d’œil. Le jardin est clôturé d’un muret de briques crues, autour des champs de canne à sucre, des champs de blé, puis des montagnes à l’ouest, dernière limite avant le désert. Je dessine aux bonnes heures le matin avant que le soleil et les mouches n’atteignent le peu de fraîcheur qu’il y a sous la vigne grimpante devant la maison.

Regard sur le paysage, des croquis sur un carnet, de l’intérieur vers l’extérieur. De la fenêtre de la cuisine. Le matin léger mistral, les grappes du buisson ardent. Le hublot du lave-linge, les couleurs qui changent, tournent, la mousse et l’odeur du café. Deux marguerites jaunes près d’un arrosoir vert dans le jardin. Les dernières taces lumineuses passent derrière la colline, le buisson ardent s’est éteint.

À nouveau les cigales attachées aux pins répondent à la lumière qui blanchit les cimes Les blés sont mûrs, les épis serrés forment une immense tâche d’or dans l’été sans eau.

Je suis levé avant que les cigales n’annoncent la chaleur, le bleu clair transparent. Une centaine de chameaux traversent une grande rue, un Saïdi les guide, des cris, des éclats de lumière percent des voiles de poussière sur leur passage.

Avant que la maison ne s’éveille d’interminables caravanes de fourmis se profilent vers les lantanas, d’autres aventurières ou égarées cherchent. Premiers chants d’oiseaux dans le jardin. Une abeille penchée sur une fleur butine avec délice.

Au matin la terre s’éveille doucement, engourdie des histoires avec la nuit. Le cœur de la terre bat clairement dans la matinée qui s’avance. Ses cuisses douces, chaudes dans le matin un peu frais. L’ombre creuse moins le sol à mi-octobre. La pie joue avec le bleu la-haut qui ne s’altère pas.

L’éclairage public interpelle la nuit qui dérive, la grande bouche de la nuit. Dans la maison, l’humeur a noirci, sur la crête, les arbres voyagent avec les étoiles. La nuit les enfants dorment derrière les étoiles.

L’or du jour couvre le saule et les oiseaux murmurent, c’est le douze octobre. Les racines touchent le ciel de l’autre côté de la terre. Deux pies discutent sur les amandiers plus loin et des moineaux tombent du marronnier roux. Un homme à cheval passe sur les nids de poules. L’arrosoir n’attend pas le facteur sur le chemin. Bientôt les sortilèges de la nuit envelopperont l’écrit. La terre respire doucement. L’inflexion de chaque arbre est différente devant le vent qui passe, le vent peint des nuages gris sur la toile azur.

Le jardin enfile des perles de lumière. Cueillette des amandes. Des vapeurs s’échappent de la terre noire et humide, encensoir du matin. Mélancolie, sur les lèvres, les yeux posés. Attiser, attirer, attirail naturel. Les pins caressent le gris du ciel. À cette heure, le buisson ardent ne se distingue pas de l’amandier, plus loin la terre aspire le ciel, des aboiements puis le ciel s’ouvre.

Rouge. Rouge la nuit, le fruit du grenadier enferme des perles à pulpe rouge, tes lèvres, ta vulve. Le rouge-gorge se promène dans l’allée. Les coquelicots aussi.

Noir et blanc. C’est seulement à la nuit que la lumière s’inverse. La nuit est un refuge La brume emprisonne la couleur et aussi la distance, tôt le matin. Le paysage ébauché par la brume, puis écarquillé par la chaleur. Le ciel se défait doucement, il pleut… Le sourire de ma mère comme des perles de lumières près de ses lèvres. Les cigales ne font plus chanter les pins. Le triangle de lumière s’étend, monte le long de l’amandier. Le trente et un. Cheval et chien et pies, et le temps qui passe avec le paysage qui bouge. Ce jour d’après la nuit, d’après la pluie… Il pleut mais sur la photo N et B il fait beau et mon père est souriant dans le gris lumineux. Le six novembre. Le froid de ce bleu pince les lèvres. L’herbe est givrée, l’eau ç’est vitrifiée.

Des papillons de lumière traversent la vigne vierge. Sur la photographie, la réalité tient à une mince pellicule. Le jour suivant, au près de l’arbre, le vent discute végétal avec le paysage. C’est seulement à la nuit que la lumière s’inverse et vient de nos yeux et cette nuit est un refuge. La brume emprisonne la couleur et la distance, tôt le matin. Le paysage ébauché par la brume puis écarquillé par la chaleur. Le ciel se défait doucement, il pleut.

Le deux novembre, 21h et 15mn. Le temps passe avec le paysage qui bouge. Le jour d’après la pluie après cette nuit il pleut encore, mais sur la photo il fait beau et mon père est souriant et le gris est lumineux. Le mistal, le froid et un azur inimitable, l’herbe s’est givrée l’eau est vitrifiée et à midi l’arbre fait la planche au soleil et une main caresse son tronc, une main chaude. La brume a entoilé le paysage entre cièl et terre. Novembre, la lumière suit les choses, les mots et lèche l’humidité froide de ce matin blanc. Trois pies sur l’amandier discutent de la poésie aujourd’hui et le rouge-gorge observe, écoute sur les tuiles. Le café chaud dans la tasse blanche, le chat gris coule le long de la gouttière, le gris suinte et transpire sur le paysage.